• La Guerre de Sécession.

    La Guerre de Sécession.

     
    John Keegan, La Guerre de Sécession, Paris, édition Perrin, 2011.
     
    Grand spécialiste britannique d’histoire militaire, qui a livré des classiques sur les grands conflits occidentaux (ses ouvrages sur les deux guerres mondiales sont incontournables), John Keegan aborde une guerre civile étrange, presque exotique aux yeux des Européens, fantasmée par le cinéma et une littérature de pacotille, mais dont on sait au fond peu de choses. Réunissant les conclusions des travaux de nombreux historiens américains sur le sujet, mêlant comme à son habitude l'histoire bataille à une analyse sociale et culturelle de la guerre, Keegan offre une synthèse passionnante et utile sur le sujet.
     
    L'historien britannique montre d’abord que la Guerre de Sécession a construit la nation américaine, au même titre que la Guerre d’Indépendance. Elle est, à ce jour, la plus grande conflagration civile au sein d’une nation démocratique (un million de morts sur quatre années de conflit). Elle marque la fracture douloureuse d’une république fédérale qui avait fondé son unité sur le rejet de l’occupant anglais, l’attachement à une culture anglo-saxonne protestante et l’héritage juridique de la monarchie parlementaire. Mais, en 1861, et malgré un sens remarquable du compromis au sein de son élite politique durant soixante ans, les Etats-Unis constituent une «maison divisée» (Lincoln).
      
    L’Union au Nord, urbanisée et industrialisée, forte de matières premières minières et agricoles abondantes et bien exploitées, dont la société est attachée à une totale liberté, s'oppose à un Sud confédéré rural, écartelé entre des grands propriétaires cotonniers bénéficiaires de l’esclavage, et une paysannerie pauvre vivant d'expédients dans de petites exploitations vivrières. Au-delà du problème de l’esclavage, se dessine un conflit idéologique national, une opposition générale de principes.
      
    Ce conflit touche aux fondements d’une République inachevée : sur le socle constitué par la Déclaration d’Indépendance, la Constitution et les dix premiers Amendements, le peuple doit-il privilégier l’unité du pays ou la liberté des états, dont le droit pour ceux du Sud de conserver le système de l’esclavage, seule solution au problème posé par la question raciale selon ses défenseurs, est une des manifestations les plus saillantes ? L'abolition de l'esclavage, imposée par la victoire de l'Union en 1865, n'est pas la seule contribution de la guerre au façonnement du nouveau visage de l'Amérique. Keegan montre que la Guerre de Sécession a transformé un pays encore jeune et inopérant devant les exigences de la modernité politique.
      
    Ainsi, l’Etat fait sa grande apparition dans la vie des citoyens américains, confédérés comme unionistes : la multiplication des fonctionnaires, imposée par l’effort de guerre, surtout à Washington ; la confiance progressive dans l’utilisation quotidienne du papier-monnaie, à une époque où seul l’or compte dans le mécanisme des échanges. L’Etat se modernise également.
      
    Ainsi, le budget de guerre finit par intégrer des outils de gestion modernes comme l’endettement, l’émission de papier-monnaie et de bons du Trésor ou le recours à l’emprunt de guerre. L'action militaire du citoyen américain a donné une dimension tragique et charnelle à une société-modèle se conformant jusque là à la douceur de l'idée de Nature, héritière des vues très théoriques du siècle des Lumières. La génération des années 1860 est constituée de combattants-survivants ayant expérimenté le feu, la camaraderie et la solidarité citoyenne.
      
    Cette génération a fait la découverte, sensible et passionnelle parce que souvent douloureuse, d’un territoire national en extension permanente dont elle ne saisissait pas encore l'immensité des espaces et la diversité des paysages. En un sens, la Guerre de Sécession est la deuxième phase d’une Révolution commencée au XVIIIe siècle. Elle a permis à la société américaine de s'immerger dans la passion nationale du XIXe siècle, aussi active en Europe qu'en Amérique latine. En 1783, les Etats-Unis se définissaient comme une République.
      
    En 1865, ils se définissent comme une nation. Cela explique pourquoi le souvenir de la guerre civile n’a jamais suscité chez les anciens combattants une amertume ou une exigence sourcilleuse équivalentes à celles éprouvées par les poilus de la Grande Guerre. Cela explique aussi pourquoi le socialisme n’a pu se développer après Gettysburg : contredisant les assertions de Marx, le peuple américain en avait déjà terminé avec la  phase révolutionnaire, violente et utopique, de son histoire.
     
    La Guerre de Sécession est un étrange chaînon manquant entre les guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale. Elle fut prise de haut par certains stratèges européens de la fin du XIXe siècle, qui y voyaient un conflit d’amateurs. Elle fut longtemps considérée comme une proto guerre totale, annonciatrice des deux grands massacres mondiaux du XXe siècle.
      
    Grâce à un habile travail comparatif, et à une analyse pointue des stratégies et des tactiques mises en œuvre sur les champs de bataille, Keegan restitue la guerre civile américaine dans toute sa spécificité et son originalité. Certes, la Guerre de Sécession touche une nation jeune qui expérimente la conscription et la formation militaires avec maladresse. Keegan souligne ainsi le manque d'instuction des jeunes officiers (West Point ne fournit, par exemple, aucun cours de géostratégie ou de topographie militaire). Les recrues sont formées rapidement, suivant des manuels de stratégie écrits en Europe, et appliqués à la lettre par des officiers instructeurs élus, souvent à peine plus savants que leurs hommes, et guidés par de vieux miliciens ou des anciens soldats de la Guerre du Mexique.
      
    La troupe doit saisir l’importance d'un parfait alignement de ses membres lors du tir, afin de soutenir une plus grande concentration et une plus longue portée du feu. Dès lors, elle doit lutter contre une tendance naturelle à la dispersion, héritée d'une longue tradition de guerres d’escarmouches et de guet-apens fréquentes au XVIIIe siècle (Guerre de Sept ans, Guerre d’Indépendance). Cette application scolaire des principes européens de la guerre se retrouve également dans la croyance des deux états-majors en une grande bataille décisive (type Austerlitz) qui mettrait fin d’un coup au combat. En fait, la Guerre de Sécession a été marquée par 10 000 batailles, dont 200 d’importances, soit une moyenne de 6 à 7 batailles par jour.
      
    Conflit d’usure et d’attrition, il peut préfigurer la grande boucherie de 1914 : le nombre de morts (1 million dans les deux camps) et l’épuisement rapide des régiments (jamais reconstitués au fur et à mesure des pertes mais décimés jusqu’à l’extinction complète de la formation) ; la hargne des combats ; le recours au retranchement, au départ improvisé sur le terrain, puis de plus en plus institutionnalisé ; l'utilisation massive de la réserve. Pourtant, Keegan montre que le conflit présente des spécificités stratégiques propres, dans lesquelles la géographie joue un rôle important.
      
    L’espace de conflit est un quadrilatère de 2,5 millions de kilomètres carré, encadré du Nord au Sud par les Appalaches et le Mississippi. Un long couloir continental au bout duquel on trouve des centres urbains et économiques d’importance (la Nouvelle-Angleterre, Baltimore et Philadelphie au Nord, Augusta et Atlanta au Sud). Si l’Union bénéfice de lignes de chemin de fer modernes, le Sud confédéré peut compter sur une topographie complexe et tourmentée.
      
    De fait, parce que les cibles (villes, industries) sont trop éloignées et qu’une guerre menée contre le potentiel économique de l’ennemi est impossible, parce que le combat face à la Nature américaine est difficile (surtout pour les armées unionistes), parce que la seule richesse adverse à grever est son potentiel humain, la guerre ne peut se traduire que par une succession de batailles acharnées sur un terrain propice aux concrétions soudaines de troupes. Avec l'importance du potentiel industriel du Nord et l’apparition de certaines armes nouvelles, la Guerre de Sécession ressemble à une répétition générale de la Grande Guerre.
      
    Certes, l’Union a gagné grâce à un afflux permanent de liquidités générées par une économie prospère (exportation de céréales vers l’Europe et dynamisme de l’industrie textile lainière) et de troupes fraîches (le flux migratoire ne s’est pas tari entre 1861 et 1865). De nouvelles armes ont bien été testées : le blindage pour les cuirassiers de la flotte confédérée ; les premiers essais de sous-marins (le Hunley en 1865) afin de contourner le blocus ; le fusil à chargement par la culasse et la mitrailleuse, déjà expérimentée au Mexique. Mais ces innovations sont peu déterminantes.
      
    La Guerre de Sécession reste une guerre du XIXe siècle, une guerre de paysans plutôt pauvres, maniant des fusils Einfeild et Renfield à longue portée (300 mètres) avec de plus en plus d’adresse, peu aidés par une cavalerie marginale et inopérante sur des terrains vallonnés ou encaissés, une artillerie statique peu efficace, et une médecine militaire dépassée par son ignorance (les amputations à la chaîne, l’absence de recours à l'antisepsie) et responsable de deux tiers des morts au combat.
      
    Une guerre dans laquelle l’esprit de corps et la culture militaire comptent moins qu'un attachement à son terroir, une camaraderie régionale ou locale parmi des soldats dispersés et esseulés (des compagnons issus des mêmes lieux s'agrègent car ils se retrouvent loin de chez eux, découvrant de manière brutale l’immensité du territoire américain), un rejet de la lâcheté au combat et une «peur de la peur» plus motivante que les ordres des officiers (dans cette armée démocratique, il n’y a pas de tradition de coercition au sein de la hiérarchie). Un état d’esprit unique que les désertions massives des années 1863-1864 ne vient pas gâter.
     
    La spécificité de la Guerre de Sécession est aussi visible dans son impact sur la société américaine non combattante et dans son héritage historique. Dès 1861, et malgré les incursions nordistes vers La Nouvelle-Orléans ou Atlanta, les généraux des deux camps refusent de prendre les civils pour cible. Ces derniers n’en ressentent pas moins durement les effets de la guerre : pénurie alimentaire et matérielle au Sud, douleur psychologique vivement ressentie dans les deux camps. Avant le XIXe siècle, à cause de la lenteur de transmission des informations, une épouse de soldat vivait dans une sorte d’oubli apaisant de son époux.
      
    Par les chemins de fer, les mauvaises nouvelles peuvent arriver plus vite dans les foyers des militaires. Les familles vivent alors dans l'attente et l’angoisse permanentes d’une mauvaise nouvelle, préfiguration du stress qu'éprouvera le monde civil européen entre 1914 et 1918.
      
    La femme américaine sort grandie du conflit. Moins par le travail rural qu’elle assume à la place d’un mari absent, et qui vient se superposer à une liste de tâches domestiques déjà bien chargée, que par son rôle crucial de ciment de la cellule familiale, de consolatrice et de confidente auprès du soldat sudiste vaincu, d’élément actif dans l’organisation de la société en guerre (voir le rôle de Clara Burton, future fondatrice de la Croix Rouge américaine).
      
    La guerre a aussi redéfini la place des Noirs au sein de la nation, sans pour autant que ces derniers en aient tiré de substantiels avantages, exceptée l’abolition de l’esclavage. Peu opérants dans l’armée nordiste (1/10e des combattants sont d'anciens esclaves mal utilisés, souvent brimés et effrayés à l’idée de combattre les maîtres de la veille), les Noirs sont peu nombreux à quitter le Sud après 1865. Incapables d’acquérir les parcelles des grandes propriétés mises en vente par le gouvernement fédéral, ils sont contraints d'accepter un métayage qui reproduit la servitude économique du passé. Proches des anciens maîtres blancs, ils vivront dans une société sudiste qui va habilement contourner les 14e et 15e amendements sur l’égalité des droits des citoyens, quelque soit leur race, pour mieux perpétuer la ségrégation jusque dans les années 1950.
      
    L’héritage de la Guerre de Sécession est ambigu. Si la génération combattante n’a pu bénéficier du travail de catharsis freudienne dont jouira celle des années 1920 et 1930 en Europe, si la jeune tradition littéraire américaine n’a pas suscité des textes de première main identiques à ceux des poètes anglais de la Grande Guerre (Walt Whitman et Stephen Crane n’ont pas pris part au conflit), son expérience du combat est rapidement apparue comme un mal nécessaire, un sacrifice librement consenti à l'achèvement de la construction de la République.
      
    Cette perception positive, très éloignée du sentiment de gâchis engendré par la Grande Guerre, va de paire avec une mémoire familiale scrupuleusement conservée dans des correspondances ou des journaux intimes qui traversent les générations et entretiennent un souvenir et une piété vivaces (fréquentation des cimetières militaires). Une religion du souvenir patriotique assez similaire à celle qu'affectionnent les familles britanniques ou canadiennes actuelles. Si le Nord a imposé au Sud des lieux de mémoire dont les combattants sudistes morts en dehors des états de l’Union sont exclus (Gettysburg, Arlington), il n’a pu imposer une journée de commémoration pour tous les états (Le Memorial Day du 30 mai n’occulte pas quatre autres jours fériés dont certains sont propres aux anciens états sécessionnistes).
      
    Et si le Sud n’a pu longtemps assumer sa mission de conservatoire de civilisation, de gardien de valeurs traditionnelles anéanties ou ignorées par le Nord, il a en revanche triomphé dans la représentation du conflit et dans la constitution du mythe du «vieux Sud» au XXe siècle, porté par Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell et sa célèbre adaptation cinématographique.
     
    Un livre foisonnant et passionnant, pour tous les amateurs d’histoire militaire et d’histoire américaine.
      
      
    Publié par  Monsieur kleszewski Professeur d'histoire géographie 
     - lien sources :
     
     
     
     
     
     
     
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  • Commentaires

    2
    Dona Rodrigue Profil de Dona Rodrigue
    Lundi 30 Avril 2012 à 19:31

    Merci Jean !

    1
    Jean Bonnot
    Lundi 30 Avril 2012 à 17:13
    Jean Bonnot

    Super site, je le met dans mes favoris !
    Confederate they are men fighting for their rights and independence...

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